Apprentissage et orientation scolaire en Suisse : ce que disent vraiment les données

Suite à la publication d’un article [1] par le mouvement Souverainté Suisse, voici un article montrant que le bilan est clairement exagéré et surtout non sourcé.

Apprentissage en Suisse : oui, c’est central… mais non, personne ne “sabote” le système

Je le dis d’emblée : l’apprentissage est essentiel. C’est une des grandes forces de la Suisse : une formation concrète, reconnue, connectée au monde du travail, et surtout perméable — on peut commencer par un CFC, puis continuer (maturité professionnelle, HES, brevets, diplômes, etc.). Et c’est précisément pour ça que l’opposition “apprentissage = voie pour les moins intelligents” est non seulement méprisante, mais factuellement absurde.

L’article de Souveraineté Suisse intitulé « Apprentissage saboté : la Suisse est-elle en train d’importer l’échec français ? » empile des affirmations spectaculaires… mais il apporte très peu de preuves. Voici ce que disent les faits.

« Dévalorisation systématique de l’apprentissage dès l’école obligatoire »

C’est une affirmation grave. Or, lorsqu’on regarde les indicateurs suivis officiellement, on ne voit pas un “sabotage”, mais plutôt un système toujours massivement orienté vers la formation professionnelle, avec un marché des places d’apprentissage suivi de près.

Le Baromètre des transitions (mandaté par le SEFRI) montre par exemple qu’en 2025, environ la moitié des jeunes sortant de l’école obligatoire ont commencé directement une formation professionnelle initiale, et qu’une part importante des autres passent par une formation générale ou une solution transitoire (ce qui n’a rien de nouveau). [2, 3]

Bref : on peut discuter de l’orientation scolaire, des conseils donnés, des disparités cantonales… mais parler de « dévalorisation systématique » comme d’un fait établi, ce n’est pas démontré.

« Les “bons élèves” sont poussés vers le gymnase… comme si l’intelligence était académique »

Cette phrase révèle surtout un préjugé : elle suggère qu’il existerait d’un côté les “bons” (intelligents) et de l’autre ceux qu’on “relègue” en apprentissage.

Or, les autorités fédérales disent exactement l’inverse : dans un rapport officiel de 2025, le Conseil fédéral rappelle que les processus de choix « ont fait leurs preuves » et insiste sur la nécessité d’intégrer et de mieux faire connaître les passerelles (y compris pour des jeunes venant du gymnase vers la formation professionnelle). [4]

Et surtout, le même rapport souligne que les proportions entre formation générale et formation professionnelle varient selon les cantons, et invite ceux où la formation générale est très dominante à envisager des mesures de promotion de la formation professionnelle. [4]

Donc non : le cadre institutionnel ne “méprise” pas l’apprentissage ; au contraire, il cherche à renforcer sa visibilité et sa place, y compris auprès des jeunes performants.

Information personnelle: j’étais aux portes ouvertes du CPNE au Locle et les bâtiments fourmillaient de jeunes, de parents, d’enthousiasme, il n’y a absolument pas de défection de l’apprentissage.

« Les cantons qui survalorisent le gymnase ont un chômage des jeunes plus élevé »

C’est typiquement une phrase “coup de poing”… sans démonstration.

Déjà, le chômage des jeunes dépend de beaucoup de facteurs (structure économique, conjoncture, secteurs locaux, etc.). Ensuite, même si on parle du chômage enregistré (SECO), on est très loin du récit « on fabrique des chômeurs diplômés » : par exemple en mars 2025, le SECO indique un taux de chômage des jeunes à 2,6% (chômage enregistré). [5]

Et si l’on parle du chômage au sens du BIT (mesure internationale), les chiffres existent aussi, mais ils n’appuient pas l’idée d’un effondrement suisse “à la française”. [6]

Conclusion : l’article transforme un sujet complexe en slogan. Il ne prouve ni la causalité, ni même la réalité de la relation canton→chômage qu’il affirme.

« On multiplie des formations universitaires “socialisantes” sans débouchés »

Ici, on quitte les faits pour entrer dans la caricature (“psychologie hors débouchés”, “droit humanitaire déconnecté”, “sciences sociales idéologisées”, etc.). Ce passage ne contient aucune statistique suisse sur l’insertion par filière, ni sur l’évolution des cohortes, ni sur les besoins réels du marché — seulement des jugements de valeur.

À l’inverse, les documents fédéraux sur l’attrait de la formation professionnelle parlent d’un système globalement solide, dont le succès repose sur son orientation marché du travail, et recommandent de renforcer visibilité, reconnaissance, communication (notamment de la formation professionnelle supérieure) et de sécuriser les perspectives de carrière. [7]

On peut parfaitement défendre l’apprentissage (je le fais) tout en refusant la posture “université = repaire idéologique” : c’est une attaque politique, pas une analyse.

« Détruire l’apprentissage, c’est fabriquer des chômeurs diplômés »

C’est une conclusion militante, pas un résultat. D’autant plus qu’elle contredit ce que font concrètement les autorités et les partenaires : sommets nationaux, rapports, mesures de promotion, réflexion sur la maturité professionnelle, communication sur la formation professionnelle supérieure, etc. [7]

Le cas Nicolas Kolly : une trajectoire exemplaire… et une contradiction troublante

Le parcours de Nicolas Kolly mérite qu’on s’y arrête, précisément parce qu’il illustre la force du système suisse — mais aussi une contradiction dans le discours qu’il défend aujourd’hui.

Après une scolarité obligatoire non linéaire, il commence par un apprentissage de mécanicien sur machines agricoles, obtient son CFC, puis poursuit avec une maturité professionnelle, une maturité gymnasiale, avant d’entreprendre des études universitaires en droit, jusqu’au master, puis au brevet d’avocat. Autrement dit, il a bénéficié pleinement de ce que la Suisse fait de mieux : un système perméable, qui permet de progresser, de bifurquer, de développer ses compétences tout au long du parcours. [8,9]

Dès lors, une question s’impose : pourquoi a-t-il lui-même choisi d’aller à l’université après son apprentissage ?
Pourquoi le droit — discipline éminemment académique, théorique, fondée sur l’argumentation, l’abstraction et la pensée critique — s’il considère aujourd’hui que le monde universitaire serait devenu un espace « idéologisé » et déconnecté du réel ?

Le droit n’est-il pas précisément l’un de ces domaines « académiques » qu’il semble désormais opposer au monde du travail concret ? Et si cette formation lui a permis de devenir avocat, de s’engager en politique et de s’exprimer aujourd’hui dans l’espace public, pourquoi ce chemin devrait-il être implicitement disqualifié pour les autres ?

La question n’est pas de nier l’importance de l’apprentissage — bien au contraire — mais de rappeler une évidence : l’apprentissage n’est pas une fin assignée, c’est un point de départ possible parmi d’autres. Le défendre ne signifie pas restreindre les horizons, ni suggérer qu’il existerait des trajectoires légitimes pour certains, et suspectes pour d’autres.

La véritable force du modèle suisse, que le parcours de Nicolas Kolly incarne parfaitement, n’est pas l’opposition entre formation professionnelle et formation académique, mais la liberté de circuler entre les deux. Et c’est précisément cette liberté — de choix, de progression et d’esprit critique — qu’il serait paradoxal de fragiliser au nom de la défense de l’apprentissage.

Mot de fin

Oui, l’apprentissage est vital en Suisse — et non, ce n’est pas une voie “pour les moins intelligents”. C’est une voie exigeante, professionnelle, et souvent le début d’un parcours riche (maturité pro, HES, brevet, diplôme, voire université). C’est justement cette perméabilité que la Suisse doit continuer à protéger.

Et si l’on veut vraiment défendre l’apprentissage, on n’a pas besoin de fantasmer un “sabotage” : on a besoin de faits, de passerelles claires, de valorisation, et de respect — pour celles et ceux qui apprennent un métier autant que pour celles et ceux qui font des études.

Sources:

[1] https://souverainete-suisse.ch/2025/12/apprentissage-sabote-la-suisse-est-elle-en-train-dimporter-lechec-francais/

[2] https://www.sbfi.admin.ch/fr/barometre-des-transitions

[3] https://www.sbfi.admin.ch/fr/newnsb/vi01XsBatKjLWHJgZ6ns_

[4] https://www.parlament.ch/centers/eparl/curia/2023/20233663/Bericht%20BR%20F.pdf

[5] https://www.arbeit.swiss/dam/secoalv/fr/dokumente/publikationen/amstat/2025/die_lage_auf_dem_arbeitmakt_202503.pdf.download.pdf/2025-03_Die_Lage_auf_dem_Arbeitsmarkt_FR.pdf

[6] https://www.sif.admin.ch/fr/newnsb/IiLL-YPj0FIE

[7] https://www.sbfi.admin.ch/dam/fr/sd-web/1ynVbUa6K3iA/251120_Rapport%20Attrait%20Sommet.pdf

[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Kolly

[9] https://nicolaskolly.ch/fr/portrait/

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